On vous dit tout
Le 26 février prochain, le Sénat examinera à nouveau la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, avant une lecture définitive à l’Assemblée Nationale. Dans cette perspective, nous souhaitons rappeler plusieurs principes auxquels Qwant et l’ensemble de nos utilisateurs sont définitivement attachés et préciser notre position sur cette réforme ambitieuse dont les conséquences doivent être bien mesurées.
Comme vous l’avez constaté, nous avons très tôt manifesté notre soutien de principe concernant le renforcement de la lutte contre les contenus haineux sur Internet, qui doit se faire dans le respect des droits et des libertés fondamentaux. Nous avons aussi rappelé la nécessité de garantir l’indépendance technologique française et européenne dans le processus de régulation des contenus sur Internet. Enfin, notre métier étant de faciliter l’accès à tous types de contenus disponibles sur Internet, nous avons porté la volonté de trouver un dispositif équilibré permettant une meilleure réactivité face aux propos les plus graves et manifestement illicites, qui ne doivent pas être promus à travers nos résultats de recherche.
C’est pourquoi, à chaque occasion qui nous a été offerte lors des travaux préparatoires de la proposition de loi, nous avons rappelé à l’ensemble des parlementaires ce qu’il est possible de faire et de ne pas faire pour lutter contre la haine en ligne tout en évitant les conséquences néfastes qu’un dispositif déséquilibré aurait sur la liberté d’expression et l’accès à l’information.
Un (im)possible travail d’équilibriste ?
Après des mois de rencontres et d’audition, nous allons continuer à travailler et à expliquer notre position. En effet, l’article 1er de la proposition de loi pose des difficultés majeures d’insécurité juridique et d’application concrète, en obligeant les plateformes et les moteurs de recherche à retirer sous 24 heures maximum après notification toute une série de catégories de contenus de haine et pornographiques, sous peine de sanction de 250 000 euros d’amende.
Nous plaçant « entre le marteau et l’enclume », comme l’a déclaré la députée Laëtitia AVIA, auteure de la proposition de la loi, le texte exige que l’on puisse juger la légalité ou l’illégalité des propos qui nous sont notifiés, sans jamais tomber ni dans l’excès de censure sanctionnable par l’autorité administrative, ni surtout dans l’abstention fautive sanctionnée pénalement. Nous aurons 24h pour agir et pas une minute de plus, quel que soit le jour de la semaine et le volume de notifications reçues. Or contrairement à d’autres catégories de contenus dont la qualification pénale ne peut pas varier en fonction d’un contexte ou d’une interprétation, la détermination du caractère « manifestement illicite » de propos qui relèvent soit de la liberté d’expression, soit de son abus, exige une analyse fine et circonstanciée qu’aucune automatisation ne peut remplacer.
Il faudra mettre en œuvre des moyens humains dont les coûts sont inaccessibles et imprévisibles, ou renoncer à une véritable protection de vos droits, en privilégiant le risque d’une mise en demeure administrative à celui d’une lourde sanction pénale. Les acteurs de moindre importance aux ressources limitées ne peuvent pas déployer de moyens sophistiqués à base d’intelligence artificielle (dont la capacité à préserver les droits reste de toute façon à démontrer), et il n’est pas question pour les plateformes françaises et européennes d’être vassalisées via les outils des grandes plateformes.
Un risque d’inconstitutionnalité
Pour soutenir notre position, nous rappelons aussi que dans le commentaire de sa décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004 sur la Loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), le Conseil constitutionnel avait indiqué que « le législateur ne peut imposer d’obligations impossibles à satisfaire ou dont le respect serait si difficile ou si onéreux qu’il remettrait en cause l’existence même d’une activité, surtout si celle-ci est placée dans le domaine d’exercice d’une liberté publique ». Il y relevait, déjà, que « les dénonciations dont un hébergeur sera le destinataire peuvent être nombreuses et de caractère confus, malveillant ou intéressé » et que « la caractérisation d’un message illicite peut se révéler délicate, même pour un juriste ». S’il avait validé le dispositif créé par la LCEN, c’est parce que « aucun cas nouveau de responsabilité civile ou pénale » à l’encontre des hébergeurs n’était créé alors par la loi. Or la peine de 250 000 euros d’amende en cas de manquement à l’obligation de retrait en 24h est bien une nouvelle responsabilité pénale.
Pour toutes ces raisons, nous appelons actuellement et à nouveau le législateur à prendre pleinement conscience des conséquences et du risque d’inconstitutionnalité de l’article 1er de la proposition de la loi, et de renoncer à l’obligation pénale de retrait en 24 heures. Ce retrait ne privera pas les plateformes de l’obligation de renforcer leurs moyens et leur réactivité, sous le contrôle de l’autorité administrative, mais assurera, nous en sommes convaincus, un meilleur équilibre à l’ensemble du dispositif.